Les tribunes

Titre Les tribunes
Chocolaté, le goût amer de la culture du cacao

Chocolaté, le goût amer de la culture du cacao
 

Samy Manga 

Chocolaté, le goût amer de la culture du cacao

Samy Manga est écrivain, sculpteur, ethno-musicien et militant écologiste. Né au Cameroun, il est inspiré par la dynamique méditative que lui offrent les forêts camerounaises, africaines et mondiales, qui accompagnent toutes ses réflexions poétiques. Il promeut le concept littéraire de l’Écopoésie, l’Écriture en faveur de l’écologie et de la biodiversité. Par ailleurs, Samy Manga est le président fondateur de l’Association des Écopoètes du Cameroun, co-fondateur et directeur artistique de l’espace culturel ArtViv Projet à Lausanne (Suisse). Dans son dernier ouvrage Chocolaté. Le goût amer de la culture de cacao (Éditions Écosociété, 2023), il raconte à travers le parcours d’Abéna, son personnage principal, le côté sombre du cacao, symbole des rapports entre les puissantes multinationales et les pays du Sud. 

L’argent du cacao est comme l’argent du démon,
Une manne maudite qui ne profite jamais aux cultivateurs.
Comme une eau qui retourne à la source,
L’argent des Blancs retourne toujours dans son pays,
Il retourne toujours chez les Blancs.

 

De la plantation à la tablette de chocolat, je raconte tout un monde d’exploitation, à la frontière de l’intime et du politique. À dix ans, Abéna travaille avec son grand-père dans les plantations de cacao, au Cameroun. Ce vaillant petit général des forêts équatoriales va vite prendre la mesure des dégâts humains et environnementaux causés par la monoculture de la précieuse fève à la base du chocolat. Alors que les pays d’Afrique fournissent environ les deux tiers de la production mondiale de cacao, que se cache-t-il derrière le commerce de cette matière première parmi les plus prisées au monde ? Au Nord, petits et grands raffolent de desserts et friandises, mais sont-ils conscients de la misère que la « Cacaomania » inflige à l’Afrique ?

L’élément déclencheur de mon livre s’est produit un après-midi de 1999, lorsque j’ai enfin goûté un vrai chocolat par l’intermédiaire d’une amie française en voyage au Cameroun. Ce jour-là, j’ai compris à quoi servent nos fèves de cacao, je me suis alors demandé pourquoi j’avais mis autant de temps avant de découvrir ce chocolat, pourquoi personne ne m’en avait parlé lorsque je travaillais dans les plantations. J’ai ensuite repensé à tous les cultivateurs de cacao de mon village qui avaient traversé mon enfance sans jamais rien savoir de ce que leurs efforts produisaient en Occident.

J’ai écrit ce livre sur la base d’une réalité vécue lorsque j’étais jeune dans les plantations de mon grand-père, je veux révéler au monde les conditions d’exploitation qui soumettent les cultivateurs de cacao et les terres d’Afrique. Lorsque je me suis lancé dans des recherches sur cette plante, j’ai finalement découvert l’ampleur des dégâts humains et environnementaux qu’engendre la production à outrance du cacao. Je me suis également rendu compte de la tyrannie économique que les multinationales exercent dans les villages africains, et de la grande ignorance des consommateurs occidentaux à propos de la violence qu’implique la culture de cette matière première qu’ils aiment tant. Il y a dans l’industrie du Chocolat ce que j’appelle « le principe de la double servitude », qui se traduit par la volonté de maintenir l’ignorance du consommateur et des cultivateurs. C’est ainsi qu’il me fallait écrire pour informer l’opinion publique. Par définition, ce livre est avant tout un chant d’amour à la dignité humaine. 

 

La semaine précédant le grand jour de vente était généralement paisible. Les villageois traînaient torse nu devant les maisons, ils remuaient les fèves, apprêtaient les sacs et caressaient le sang de leurs efforts avec une pointe de sourire aux lèvres. En attendant de voir surgir le Blanc à la mallette d’argent, ces hommes ne s’occupaient plus des cultures vivrières, ils n’aidaient plus leurs femmes, et les travaux champêtres étaient relégués à la condition féminine. Cœurs et muscles aux aguets, ils avaient les oreilles tendues et les sexes bandés au moindre ronflement de voiture qui naissait dans la vallée en provenance de la ville. Comme une bande d’esclaves impatients de quitter les plantations pour un laps de temps au pays du bonheur, ils s’apprêtaient à implorer la générosité des maîtres du monde et la bonté des argentiers au grand pouvoir équivoque.

Les conditions de travail dans les plantations sont très dures. De l’abattage des forêts à l’entretien des sols avec des pesticides, des années d’arrosage et de nettoyage suivis de récoltes abondantes ou maigres selon les années, les cultivateurs de cacao succombent dans cet enfer des plantations sans que cela n’arrête la machine à production. Quand j’étais petit, je ne sais plus combien d’hectares il a fallu abattre pour augmenter nos revenus, mais cela n’était qu’un cercle vicieux qui nous maintenait au même niveau de pauvreté. Aujourd’hui, en tant que militant écologiste, je me dois de dénoncer cette exploitation et amener les gens à une prise de conscience plus verte. À travers ce récit, je veux faire résonner la voix des cultivateurs de cacao depuis le cœur des forêts Africaines jusqu'aux grandes villes du Nord, dans lesquelles on mange un chocolat qui n’est pas toujours accessible à ceux et celles qui font pousser sa fève. En suivant le cheminement du personnage de Abéna, inspiré de ma vie, on découvre l’asservissement des planteurs africains et la violence de la Cacaomania internationale. Mon souhait est qu’en lisant CHOCOLATÉ, les gens prennent conscience grâce à la réflexion d’Abéna, que leur plaisir et leur gourmandise laissent un goût très amer dans la bouche de l’Afrique. 

 À vrai dire, les acheteurs de cacao qui traversaient les villages lointains en quête d’or vert, s’en foutaient royalement du prix officiel du kilogramme annoncé par le gouvernement camerounais et son ministère du Commerce. Ils imposaient simplement leurs propres règles du jeu, dictant la loi d’un vaste trafic à la manière des cartels colombiens.

 

Sur le plan environnemental, la culture à outrance du cacao est clairement un fléau dans la mesure où elle contribue à accentuer la destruction de la biodiversité par l’annexion des terres neuves des forêts équatoriales. Tout petit déjà, j’entendais mes grands-parents se plaindre de la disparition de certaines espèces d’arbres très utiles à la médecine traditionnelle. Sur le plan économique, le concept du libre-échange et de l’équitabilité des revenus n’est pas une réalité. Par exemple, lorsque le Conseil International du Cacao annonce qu’en 2021 l’industrie du chocolat a atteint 100 milliards de dollars, vous remarquerez que les pays producteurs ne reçoivent que 6% de cette colossale somme, et les cultivateurs doivent se contenter d’environ 2%. L’essor du concept de commerce équitable qu’on croyait être une des solutions pour enrayer ce phénomène de la monoculture, est devenu une forme de greenwashing où l’augmentation de la productivité génère des conséquences dramatiques au sein des communautés. L’empoisonnement des terres et des rivières engendrant des maladies mortelles. Sur le plan de l’alimentation traditionnelle, la production de l’agriculture maraîchère est en déclin. Du fait des sols abîmés, on constate la disparition des semences, et pour les quelques légumes et tubercules qui subsistent encore, tout est arrosé avec des insecticides qui empoisonnent également les animaux et les humains.

Si la parution de CHOCOLATÉ a été planifié en cette période de Pâques, c’est avant tout pour souligner la puissance monétaire du chocolat pendant les fêtes annuelles. Après Noël, Pâques est la deuxième période de l’année où la consommation du chocolat explose en Europe et dans les Amériques, on parle ici d’une hausse d’environ 40% du chiffre d’affaires.

À l’occasion, nos hôtes blancs ne se gênaient pas pour tripoter de jeunes chairs, pincer de frêles fesses et frôler des seins juvéniles, tout en faisant des clins d’œil aux femmes mariées dont les époux tenaient à peine debout. Même s’ils empestaient la fumée et l’alcool et étaient trempés de sueur jusqu’au slip, ils en redemandaient toujours. Comme des vampires insatiables en quête de sang chaud, ils achetaient encore à boire, ils allaient coller des billets de 10 000 francs CFA sur les fesses des danseuses et sur les bras musclés des musiciens pour que ceux-ci n’arrêtent pas de jouer, pour qu’ils enflamment définitivement la grosse bamboula africaine dont ils avaient certainement entendu parler dans les familles européennes, dans les foyers aristocrates, dans les salons et les cafés occidentaux qui encensaient ou dénigraient l’exotisme noir avec plaisir, l’affublant de tous les mots, bons comme mauvais. Oui, pour eux, la manifestation palpable de cet exotisme était là, devant eux, et à son paroxysme. Ils touchaient de leur chair la négritude et l’étrange pensée selon laquelle « l’émotion est nègre », du célèbre poète président sénégalais Léopold Sédar Senghor.

 

La culture esclavagiste des fèves est une forme d’asservissement moderne révoltante, l’Unicef parle par exemple de 1000 000 d’enfants qui travaillent toujours dans les plantations en Afrique dont environ 15 000 d’entre eux seraient esclaves. Il y a d’ailleurs toujours ce procès en cours aux États-Unis contre Nestlé et Barry Callebaut, deux grandes entreprises suisses poursuivies pour 6 enfants enlevés alors qu’ils étaient encore mineurs, puis emmenés en Côte d’Ivoire pour y travailler de force. « Suivant les cas, ils sont restés entre deux et quatre ans dans des plantations au milieu de nulle part, travaillant dans une langue qu’ils ne maîtrisaient pas, avant d’être assez grands et matures pour trouver un moyen de s’échapper », raconte leur avocat, Terrence Collingsworth. Sur les quatre millions de tonnes de fèves de cacao qui sont produites chaque année, l’Afrique représente à elle seule près de 80% de la production mondiale. Mais selon une étude réalisée en 2020 par le Centre national de recherche d’opinion publique de l’Université de Chicago, environ 1,56 million d’enfants travaillent encore aujourd’hui dans les plantations pour la production accélérée du cacao 

Près de 90% du cacao africain n’étant pas transformé sur place, on remarque aussi une politique plus pernicieuse depuis les années 60, c’est-à-dire, une forme de refus de la part des ingénieurs occidentaux de transmettre les technologies de transformation des fèves et de fabrication du chocolat aux pays producteurs du Sud. Lorsqu’un Suisse ou un Français consomme environ 10 kilogrammes de chocolat par année, la consommation générale du chocolat en Afrique est à peine de 4%.

Comme des envoûtés programmés pour la misère éternelle, sans se poser de questions, les planteurs de cacao faisaient ce qu’ils avaient à faire pour que ces mêmes acheteurs se pointent à l’horizon. Chaque matin de chaque année de chaque décennie et de chaque génération, les planteurs se levaient tôt, faisaient leur signe de croix devant le crucifix d’un Christ en bois, s’agenouillaient les mains jointes et récitaient 12 fois le chapelet de pénitence devant la statuette d’une sainte Marie en plâtre. On aurait dit une servitude volontaire qui menait les planteurs équatoriaux dans les arènes de l’auto-châtiment. En remettant leur sort entre les mains du père de Jésus, ils n’arrêtaient pas d’espérer que demain soit meilleur.

 

Selon Commodafrica, la déforestation en Côte d’Ivoire a atteint le taux le plus élevé d’Afrique, avec la disparition d’environ 90% de ses forêts au cours des 50 dernières années. Suite au réchauffement climatique, l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) annonce que le taux de déforestation en Afrique est passé de 3,4 à 3,9 millions d’hectares entre 2016 et 2018. D’un autre côté, dans un rapport intitulé « Mensonges sous emballages », l’ONG américaine Mighty Earth a démontré grâce à l’analyse de ses données satellitaires et ses visites sur le terrain, que la Côte d’Ivoire et le Ghana ont déjà perdu respectivement leur couverture forestière de 19 421 hectares pour l’un, et de 39 497 hectares pour l’autre depuis 2019. Pour vous donner une idée, cette perte est équivalente à la taille de villes comme Madrid, Séoul ou Chicago.

Peu après mon arrivée en ville et mon inscription au collège, en 1994, mon grand-père mourut. Il avait 70 ans, et bien que sa mort fût attribuée à une crise cardiaque liée au fait que le chef du village avait voulu escroquer une partie de ses terres, ma grand-mère et certains proches avaient une autre hypothèse. Ils affirmaient que mon grand-père, ce vieillard innocent qui ne demandait qu’à vivre pour voir grandir ses petits-fils, avait été brutalement emporté par une infection pulmonaire foudroyante causée par l’inhalation d’un nouveau produit chimique en cours d’étude que les Blancs de la ville lui avaient donné, comme à beaucoup d’autres planteurs, pour tester son efficacité sur les cultures. En bon planteur obéissant tenant à respecter le mot d’ordre et toutes les prescriptions des seigneurs du cacao, grand-père avait travaillé sans relâche d’année en année et de décennie en décennie pour augmenter la productivité de sa plantation afin de mieux faire vivre sa famille, mais aussi de se distinguer aux yeux des grands patrons de l’or vert.

 

Pour toute évolution, la solution et l’idéal d’une société sont avant tout, la prise de conscience. Maîtresse de toute véritable liberté, la prise de conscience amène toujours l’individu à évoluer positivement. Dans le cas actuel de la lutte contre le dérèglement climatique, l’humanité doit rapidement se diriger vers des systèmes de productions et de consommations sobres pour permettre la régénération de l’écosystème planétaire. C’est un effort mondial qui est demandé, une prise de conscience collective avec des actes impliquant les politiques, les agriculteurs, et les populations, résolus à stopper le consumérisme sous toutes ses formes.

Il m’arrive souvent de repenser à tous ces maigres paysans laminés par les carences alimentaires parce qu’on leur avait imposé la monoculture durable du cacao au détriment de l’élevage, de la pisciculture et d’une agriculture diversifiée. Comment oublier ces grandes étendues de forêts équatoriales violées, dévastées, vidées de leurs belles essences d’arbre, de leurs primates, de leurs oiseaux, de leurs fauves, de leurs abeilles et de leurs serpents royaux ? Comment ne pas penser aux centaines de rivières contaminées, aux sols empoisonnés, aux écosystèmes assassinés par les bulldozers du capitalisme, à la biodiversité africaine exterminée au profit d’une seule et unique plante qui n’apporte finalement pas tout le bonheur escompté à ses principaux cultivateurs ?

SOMMAIRE

  1. Libellules éventrées
  2. Le rituel de la fève
  3. La tyrannie de l’or vert
  4. Onomatopées du serpent à plume
  5. La tribu du tobassi
  6. Têtes de feu, lettres initiatiques
  7. L’enfant écorce
  8. À chair de regret
  9. Choco Mambo
  10. Le dîner des dieux
  11. Le testament de la ruse
  12. Masque vert, esprit de Rambo
  13. Le baiser mortel de Mad Max.
  14. La main sur le cœur

Glossaire

Informations complémentaires sur le cacao